Emilia Pérez est-il un film transphobe ?

Cet article s’intéresse seulement à la représentation de la transidentité, mais nous souhaitons également alerter les personnes qui nous lisent que d’autres questions de représentations se sont posées, notamment celle de la représentation du Mexique. De nombreux articles traitent de ce sujet, voici ceux que nous vous recommandons : 
« Vision eurocentrée », « inexactitudes culturelles »: Emilia Pérez, le film de Jacques Audiard, sous le feu des critiques au Mexique – Geo.fr (en français)
Why Is ‘Emilia Perez’ Controversial? A Timeline. (en anglais)

Sorti le 21 août dernier, Emilia Pérez fait parler de lui depuis sa présentation à Cannes et les deux palmes reçues en récompense : le Prix de l’interprétation féminine, partagé par les quatre actrices, dont Karla Sofía Gascón qui interprète l’héroïne éponyme, et le Prix du jury. Sa sélection aux Oscars annoncée le 23 janvier dernier remet la question de la représentation trans sur le devant de la scène.

Le film a été écrit et réalisé par Jacques Audiard qui dit avoir tiré son inspiration d’un roman, Écoute de Boris Razon. Ce livre comporte un personnage de baron de la drogue qui souhaite échapper à cette vie en transitionnant, mais sans être une femme trans. Jacques Audiard a décidé, lui, d’en faire une femme trans qui souhaite s’échapper de sa vie de chef de cartel. Jacques Audiard précise que Karla Sofía Gascón a été pour lui une “grande institutrice en cause LGBT”(interview de Charles Pépin sur France Inter, 21.08.2024).

Emilia Pérez, le film, est donc l’histoire d’Emilia Pérez, le personnage : une femme trans à la tête d’un des plus gros cartels de Mexico sous l’apparence de Manitas. Elle est prête à tout sacrifier, du lien avec ses enfants et sa femme à sa position sociale, pour être la femme qu’elle est vraiment. Des années après sa transition, elle se consacre à une œuvre caritative de grande envergure avant d’être rattrapée par son passé.

Emilia Pérez est un mélange de beaucoup de choses : comédie musicale, film de gang, thriller, drame… Ce qui est certain, c’est que ce n’est ni un film sur le genre ni un film sur la transidentité. Alors comment savoir si c’est un film transphobe ? Il va être nécessaire d’analyser plusieurs éléments, notamment le regard cis.

/!\ Cet article comporte des spoilers.

Le regard cis dans Emilia Pérez

Le cis gaze est défini ainsi par Charlie Fabre, chercheur en études trans, qui s’est basé sur les travaux de Julia Serano et Ray Filar :

“Le cis gaze est une notion qui caractérise la manière dont les personnes trans’ sont représentées au cinéma, afin d’intriguer le public cis et le regard cisnormé tout en ne remettant pas en question l’hégémonie de ce regard et en se conformant à des stéréotypes établis à propos de l’existence tolérée des personnes trans’ dans la société.”

Si on prend l’analyse du regard cis selon les critères développés par Charlie Fabre, le film obtient une note de 16/20 (pour rappel, plus la note est haute, plus elle est positive). C’est autant qu’Un Homme Heureux de Tristan Séguéla ou Anything’s Possible de Billy Porter, moins que L’Immensita de Emanuele Crialese (19/20) mais bien mieux que Girl de Lukas Dhont (6/20).

En points positifs, on peut citer les suivants :

🟢 Le critère le plus simple à évaluer est celui de l’actorat. Emilia Pérez est incarnée par une actrice trans, Karla Sofía Gascón, même lors de scènes pré-transition.

🟢 Emilia n’est jamais entièrement nue, et sa nudité (partielle) est suggérée lorsqu’elle dévoile sa poitrine pour montrer ses changements physiques à un autre personnage.

🟢 Il est aussi important de noter que la transidentité d’Emilia n’est pas source de malheur ou de détresse. Elle est heureuse lorsqu’elle y a enfin accès et c’est visible. Ses proches n’étant pas au courant, il n’y a pas de réactions négatives. Son identité trans n’est pas “découverte”, ressort narratif trop souvent utilisé pour faire souffrir les personnages trans. Lorsqu’elle en parle à son ex-femme, c’est son choix et rien ne l’y oblige. Et surprenamment, sa chute finale n’est pas causée par sa transidentité, mais par sa violence passée et actuelle.

Côté points négatifs, il y a tout de même ceux-ci :

🔴 Le parcours médical est bien visible : le premier tiers du film lui est effectivement consacré et le choix du chirurgien est mis en scène dans deux chansons différentes.

🔴 On note l’absence d’autres personnages trans, Emilia ne pouvant pas vivre sa transidentité ouvertement.

Enfin, il y a quelques points qui ne sont ni 100% positifs ni 100% négatifs :

🟡 Les miroirs sont présents, mais heureusement, leur utilisation est limitée. Une scène marquante montre Emilia observant le résultat de son opération à l’aide d’un miroir de poche dont le reflet n’est pas visible à l’écran.

🟡 Si son identité trans est remise en question par un chirurgien cis, cela n’a lieu que lors des scènes autour de sa transition, dans la première partie du film. Son identité trans n’est plus remise en question par la suite, elle est identifiée et respectée en tant que femme dans tout le reste de l’histoire.

🟡 Un critère est compliqué à évaluer : Emilia a-t-elle un comportement prédateur et est-elle déloyale ? Ce critère a été défini par Nissa Mitchell en réaction à l’absence de représentation de personnages trans honnêtes et qui ont du succès. Si le personnage ne fait pas nécessairement preuve d’honnêteté, elle rencontre un certain succès tout au long du film. D’abord en tant que narcotrafiquante, puis en tant que responsable d’une association caritative (qu’elle finance avec l’argent de ses anciens trafics) grâce à laquelle elle espère se racheter de ses crimes passés. Elle trouve également le bonheur dans sa vie personnelle pendant un temps, puisqu’elle réussit à ramener ses enfants auprès d’elle et rencontre l’amour. Cet amour est vécu auprès d’une femme, ce qui fait d’elle une femme trans lesbienne, une représentation assez rare.

Un autre point à relever qui ne fait pas partie des 20 critères définis par Charlie Fabre est celui de la mort du personnage trans. De nombreuses représentations comportent des personnages trans qui meurent et trop souvent violemment. Emilia Pérez ne déroge pas à ce cliché. Emilia Pérez décède, qui plus est, dans des circonstances très violentes.

L’objectivation des transidentités

Emilia Pérez est l’adaptation d’un thriller dans lequel un personnage de narcotrafiquant transitionne pour échapper à sa vie de crimes. Un livre écrit par un homme cisgenre qui n’a pas eu l’intention, lui, d’y représenter les transidentités. Cette histoire a provoqué un questionnement chez Jacques Audiard qu’il formule ainsi :  “En ayant changé la carrosserie, l’âme a-t-elle été changée ?”. 

Cet intérêt pour la transition et cette utilisation dans la narration réduit les identités trans à des opérations et des changements physiques. Cette obsession pour nos transitions médicales transforme nos vies et nos corps en objet et non plus en sujet, comme l’explique Charlie Fabre dans son mémoire Le regard cis reflété au cinéma. Emilia Pérez ne peut exister en tant qu’Emilia qu’à travers une mise en scène de ses opérations. 

Ce point de départ – l’opposition entre narcotrafiquant viril et femme trans féminine qui mène une association contre le crime – pose un autre problème, car il y a dans ce contraste un point de vue essentialiste : les hommes seraient violents et les femmes douces, et Emilia ayant tout de même ressort à la violence ne serait donc pas une “vraie” femme. Si l’interprétation voulue par le réalisateur n’est peut-être pas celle-là, le choix de faire ressortir sa voix basse lorsqu’elle s’énerve contre son ex-femme soutient cette interprétation. Le message final de la violence qui rattrape Emilia peut également soutenir ce point de vue.

Est-ce que des personnes trans ont été incluses dans la production de cette représentation ? Et surtout, comment ?

Les personnes trans sont trop souvent catégorisées comme un objet d’étude, n’ayant pour seul but que d’être étudié, analysé, décrit, examiné. Il y a la volonté d’écrire sur nous, mais pas avec nous. Ces dernières années, les choses changent, les personnes trans commencent à être impliquées dans les histoires, voire à en être à l’origine. Cependant, cette inclusion n’est pas toujours faite de la meilleure des façons pour obtenir de nouvelles représentations qui sont vraiment différentes.

Lorsqu’un·e acteurice trans est choisie pour un rôle trans, son travail va généralement aller au-delà de celui d’un·e acteurice cis. Iels deviennent des fixeureuses : une personne qui sert de guide à un·e autre, le plus souvent un·e journaliste dans un pays peu sûr. Iels guident les scénaristes et les cinéastes pour les aider à comprendre la communauté trans, le vocabulaire, l’histoire des transidentités.

« [Sans] Karla Sofía Gascón, […] il n’y a pas de film »

Jacques Audiard, interview de Charles Pépin sur France Inter, 21.08.2024

Et c’est bien ce qu’il s’est passé pour Emilia Pérez, comme le raconte Jacques Audiard au micro de France Inter le 21 août dernier : “Si je ne croise pas Karla Sofía Gascón, je pense sincèrement aujourd’hui qu’il n’y a pas de film. Ce n’est pas que j’ai eu de la chance, mais si Karla n’est pas là, je crois que j’y suis encore ou j’ai déjà abandonné. Ma grande institutrice en cause LGBT et cætera, c’est Karla Sofía. C’est elle qui m’a initié à tout ça. Quand on tournait, je lui demandais “est-ce que je m’égarais, est-ce que j’étais juste, est-ce que je pouvais m’approcher ou pas”. Elle était une boussole. C’était la boussole complète, voilà. Elle a été ma référence tout le temps.” 

Ce point est important, car il permet de mettre en avant le travail invisible et très souvent gratuit des personnes trans pour que les représentations s’améliorent de film en film. Cela sous-entend que les acteurices devraient tou·tes être des expert·es des représentations trans et que les réalisateurices souhaitant faire de tels films peuvent se reposer sur elleux. On en demande toujours plus aux marginalisé·es…

Il est risqué également de faire confiance à une seule personne. Cette dernière ne représente pas forcément l’entièreté de la communauté et n’a pas toujours conscience de tous les enjeux politiques, ni des représentations passées sur lesquelles reposent les imaginaires actuels. Cela s’est vu avec la série Netflix Élite. En saison 6, le comédien trans a dû défendre lui-même la série face à des critiques à propos de l’intrigue autour de son personnage, considérée comme utilisant des clichés transphobes.

Être épaulé·e par un·e acteurice trans peut permettre d’éviter le pire, comme dans une scène au début du film où Emilia Pérez recrute l’avocate et lui fait son coming out trans. Dans de nombreux films, la transidentité est révélée à un ou des personnages ou aux spectateurices en dévoilant le corps nu du personnage trans. Ici, Emilia dévoile sa poitrine, mais elle n’est pas visiblement nue à l’image. C’est très probablement du fait de Karla Sofía Gascón, comme l’a expliqué Jacques Audiard.

Cependant, chez Représentrans, nous souhaitons remettre en question la notion même d’utiliser la nudité pour révéler la transidentité. Ce problème se réfléchit dès l’écriture et n’est pas seulement une question d’image. L’intervention de Karla Sofía Gascón est insuffisante pour proposer une représentation des transidentités innovante et respectueuse.

Alors, est-ce qu’Emilia Pérez est un film transphobe ?

Selon l’analyse du regard cis, la note de 16/20 est honorable. Les clichés sont présents, mais moins nombreux que ce qu’on peut avoir l’habitude de voir et surtout abordés différemment. En effet, Emilia Pérez rencontre l’amour et du succès au point d’être élevée au rang de madone.

Cependant, les clichés sont bien là : la transition est encore une fois utilisée comme élément narratif et la fin de l’histoire pour le personnage est encore la mort. 

L’attention portée sur la justesse de la représentation trans est arrivée tardivement dans le processus de production du film. Cela n’a donc pas permis de remettre en question l’idée de départ d’utiliser la transition pour répondre à la question du réalisateur.

C’est pourquoi Représentrans recommande de faire appel à un·e consultant·e pour une lecture du scénario, voire un ou des entretiens avec læ·s scénariste·s et/ou læ·s réalisateurices. L’objectif de ce travail est d’aider à créer de nouvelles représentations respectueuses et inclusives envers les personnes trans, tout en encourageant la créativité. Il y a tant de choses à raconter, à montrer au-delà de la transition et du coming-out. 

Nous vous avons proposé différentes grilles de lecture pour évaluer la transphobie présente dans le film, son message et sa production. Comme la note de 16/20 des critères du regard cis l’illustre bien, ce film n’est pas dans la lignée des films les plus transphobes à ce jour. Cependant, il ne propose pas pour autant de représentations tout à fait nouvelles et respectueuses des transidentités comme a pu le faire comme Orlando, ma biographie politique de Paul B. Preciado sortie la même année.

Si vous souhaitez lire plus d’opinions de personnes trans au sujet de ce film, GLAAD (l’association états-unienne qui surveille les représentations LGBT+ aux États-Unis) a partagé de nombreux articles écrits par des personnes trans : “Emilia Pérez” is Not Good Trans Representation | GLAAD (en anglais).

Édité par Chloé Hatimi