Qu’en est-il des créateur·ice·s trans ?

La plupart des écrits sur les personnes trans dans le cinéma parlent de représentation à l’écran, mais pas des personnes derrière la caméra. Les médias de ces dernières années ont souvent fait mention de “Premier personnage trans à la télévision française !”, “Première héroïne trans !” pour parler de films et séries écrit·e·s et réalisé·e·s par des personnes cisgenres.

Or de nombreux·ses artistes trans ont produit et continuent à produire des œuvres par des moyens parfois alternatifs. Youtube, par exemple, héberge des milliers de vidéos produites par des personnes trans, que ce soit des courts métrages, des reportages ou des témoignages.

Dans une interview pour JumpCut en 2016, le réalisateur de Disclosure (2020), Sam Feder, en parle ainsi : “Trans people are not yet authorized to set the terms of our own visibility.” “Les personnes trans ne sont pas encore autorisées à imposer les termes de leur propres visibilité.” Il continue : “To be visible, we must conform to the demands placed on us by a public that wants to buy a story that affirms their sense of themselves as ethical.” “Pour être visibles, nous devons nous conformer aux attentes d’un public qui souhaite être conforté dans l’éthique de sa propre identité.” Autrement dit, le public ne souhaite pas être bousculé dans sa façon de voir les choses.

Et cela a un impact très important et très grave : “In their rush to present themselves as doing something new, [filmmakers and show runners] remove from view a rich legacy and history of trans people in the media.” “Dans leur précipitation à vouloir se présenter comme des pionniers, [les réalisateurs et producteurs] éclipsent un héritage et une histoire riches de créateur·ice·s trans.”

Quelques créateur·ice·s trans et “gender variant” (comme iels s’identifiaient à l’époque), du début du cinéma aux années 80 :

  • Germaine Dulac, réalisatrice, habillée de façon très masculine et ayant eu de nombreuses amantes, a réalisé 30 films de 1915 à 1936.
  • Christine Jorgensen a filmé quelques uns de ses voyages, et a également écrit plusieurs scripts qui n’ont jamais été produit.
  • Dorothy Arzner, réalisatrice, scénariste et monteuse américaine, a réalisé 20 films de 1927 à 1943.
  • Ed Wood, s’identifiant lui-même comme travesti, a fait au moins 8 films entre 1947 et 1978, dont un s’inspirant de sa propre histoire, Glen or Glenda.
  • Angela Morley, compositrice, chef d’orchestre et orchestratrice britannique, a composé les bandes-son de 16 films entre 1952 et 1977, dont Le Petit Prince  (1974) et Les Garennes de Watership Down (1977). Elle a remporté trois Emmy Awards, et a été nommée pour deux Oscars et un BAFTA.
  • Ashley Hans Scheirl, artiste multimédia autrichien, a commencé à produire des courts métrages lors de ses études à l’Academy of Fine Arts de Vienne en 1979. Depuis, il a créé 54 courts, et deux longs : Flaming Ears (Rote Ohren fetzen durch Asche, 1992) et Dandy Dust (1998).
  • Wendy Carlos, compositrice et interprète de musique électronique américaine, a développé le synthé Moog avec Robert Moog, et l’a popularisé avec son album Switched-On Bach (1968) qui a notamment gagné trois Grammy Awards. Elle a ensuite composé la bande-son d’Orange Mécanique (1971),The Shining (1980), TRON (1982), and Woundings (1998).
  • Divine a travaillé avec John Waters tout au long de sa vie, ses plus grands succès étant Pink Flamingos (1972), Female Trouble (1974), et Polyester (1981).

Les identités de genre des personnes derrière les caméras n’ont pas toujours été connues, et les œuvres de nombreux·ses créateur·ice·s trans ont été perdu avec le temps dû à l’absence d’archives spécifiques. Mais il est indéniable que des personnes trans ont été devant et derrière la caméra, de par le nombre d’artistes travestis qui fascinaient les publics et le nombre de fois où le sujet du genre a été abordé.

En 1984 et en 1985, des personnes trans ont enfin pu prendre un peu de contrôle sur leur visibilité en étant au centre des documentaires Paradise is Not For Sale (Paradiset er eike til salg, 1984) et What Sex Am I? (1985). Quelques années plus tard en Angleterre, la documentariste Kristiene Clarke réalise le documentaire Sex Change – Shock! Horror! Probe! (1988) pour la chaîne de télévision Channel Four. Le film a été présenté comme le premier documentaire sur la “transsexualité” réalisé et produit par une personne “transsexuelle”.

Avec les années 2000, les créateur·ice·s trans tentent de reprendre le contrôle

En 2002, Alec Butler, une personne intersexe Two-Spirit canadienne, a produit la trilogie animée Misadventures of PussyBoy qui explore la vie sociale et la sexualité d’Alick. En 2006, Sam Feder réalise Boy I am sur des sujets peu souvent abordés lorsqu’on parle de transidentité masculine. La même année, Jules Rosskam produit le documentaire Transparent qui suit 19 personnes trans qui ont donné naissance et élèvent leurs enfants. En 2008, Kimberly Reed filme dans son documentaire Prodigal Sons sa “highschool reunion” alors qu’elle n’a pas mis les pieds dans sa ville natale depuis 20 ans. La même année, Kortney Ryan Ziegler suit la vie de 6 hommes trans noirs dans Still Black: A Portrait of Black Transmen.

En 2020, Fow et Owl du collectif MyGenderation produisent I am They: A non-binary love story sur l’histoire de leurs co-fondateur·ice·s. Iels produisent des courts, sketchs et reportages sur Youtube depuis 2013.

Du côté des fictions, les soeurs Wachowski ont réalisés de nombreux films avant et depuis leur coming out trans : Bound (1996), la trilogie Matrix, la série Sense8, etc. Silas Howard et Harry Dodge ont réalisé leur “queer buddy movieBy Hook or By Crook en 2001. Sam Berliner réalise en 2010 la comédie Genderbusters dont le résumé est le suivant : “Coincé dans le système binaire Homme / Femme ? Faites appel à nos super-héros. Ils sont là pour vous aider à en sortir !”. Ester Martin Bergsmark réalise She Male Snails (Pojktanten) en 2012, puis Something Must Break (Nånting måste gå sönder) en 2014, très appréciés par la critique de films expérimentaux.

Les créateur·ice·s trans produisent également de nombreuses web-séries :

  • Falling in Love…with Chris and Greg (2008-2013)
  • True Trans (2014)
  • Her Story (2015)
  • This Is Me (2015)
  • Eden’s Garden (2015)
  • CRAVE (2015)
  • Brothers (2015)
  • We’ve Been Around (2016)
  • The Switch (2016)
  • GENDERS* (2018)
  • These Thems (2020)

Ces artistes sont pour la majorité américains, car de nombreuses études sont produites. En France, les trans studies sont moins financées et donc moins nombreuses. En octobre 2020, Laurier The Fox a lancé l’initiative #TransCreation et a ainsi recensé un grand nombre d’artistes trans. On y retrouve Kelsi Phụng, avec son court Les Lèvres Gercées, les BD de Sophie Labelle, Dreadnought d’April Daniels, Tout va bien de Charlie Genmor, Les corps sonores de Jul Maroh, Rebecca Sugar, créatrice non-binaire notamment à l’origine de Steven Universe, le chanteur Sohan Pague, la chanteureuse Mélodie Lauret, les livres et les vidéos de Mx Cordélia, le projet de websérie lancé par Charlie Fabre, et plein d’autres que vous pouvez retrouver dans le hashtag #TransCreation ou dans le fil alimenté par Laurier.

 

 

 

Sources :

  • Tracing the History of Trans and Gender Variant Filmmakers, Laura Horak, https://www.academia.edu/33278594/Tracing_the_History_of_Trans_and_Gender_Variant_Filmmakers
  • Does visibility equal progress? A conversation on trans activist media, interview de Sam Feder, https://www.ejumpcut.org/archive/jc57.2016/-Feder-JuhaszTransActivism/text.html
  • Tweets de Laurier, https://twitter.com/Laurier_the_Fox/status/1312121791788195840

ℹ Relecture et traduction des extraits de l’interview de Sam Feder par Chloé Hatimi.

A Good Man (2020), critique d’une personne trans

A Good Man, réalisé par Marie-Castille Mention Schaar, est un film qui a déjà beaucoup fait parler de lui. Il raconte l’histoire de Benjamin et Aude qui veulent être parents, mais Aude ne pouvant porter d’enfants, c’est Benjamin qui se propose pour le faire.

Une polémique sur le choix de noémie merlant

Le film a d’abord fait polémique par son synopsis révélant le prénom de naissance de Benjamin, puis à nouveau lors de l’annonce du casting de Noémie Merlant dans le rôle du personnage principal trans. L’explication dans la note d’intention est insuffisante : il n’y aurait tout simplement pas assez d’acteurs trans en France. L’enquête #ActoraTrans prouve que ce n’est pas le cas (résultats complets disponibles ici).

« Les acteurs trans FTM (female to male) se comptent sur les doigts de la main. »

Extrait de la note d’intention présente dans le document de présentation à la presse (modifié par le diffuseur depuis)

En réaction à la diffusion de cette note d’intention et à l’annonce de sa programmation au Festival de Deauville, Charlie Guibert et moi-même avons organisé un rassemblement. Ce rassemblement ne visait pas particulièrement ce film mais toute l’industrie du cinéma qui oublie encore et encore nos existences, qui ne nous inclut pas dans les projets et qui se sert de nos histoires.

Organisé très tardivement et très rapidement, ce rassemblement du 6 septembre n’a pas réuni beaucoup de monde. Il en est tout de même ressorti une rencontre avec l’équipe du film dont Marie-Castille Mention-Schaar, Noémie Merlant et Jonas Ben-Ahmed. Cette rencontre s’est faite grâce à Jonas, que je connaissais déjà personnellement.

Nous avons ainsi pu mieux comprendre le casting : les canaux habituels de l’industrie n’ont pas connaissance de beaucoup d’acteurs trans. De plus, un directeur de casting, connu pour son travail sur des projets LGBTQ+, a effectivement refusé de travailler avec eux. Parmi les acteurs trans que la réalisatrice a rencontrés, aucun ne correspondait au Benjamin qu’elle avait en tête. Alors, préférant travailler avec un·e acteur·ice expérimenté·e, elle a choisi Noémie Merlant, avec qui elle avait déjà collaboré sur trois autres films.

Une histoire inspirée de faits réels

Marie-Castille Mention-Schaar a décidé de faire ce film après avoir participé à la production du documentaire Coby (2018), réalisé par Christian Sonderegger, également co-scénariste de A Good Man. Elle s’est basée sur la vie de Thomas Beatie, médiatisé comme étant le premier homme enceint, et de Jacob Hunt, déjà sujet du documentaire Coby. Par exemple, la compagne de Thomas Beatie ne pouvait pas porter d’enfant, comme Aude dans le film. Le personnage de Benjamin fait le même métier que Jacob : secouriste. Des moments du documentaire ont également été réécrits et figurent dans le film. La réalisatrice s’est aussi rapprochée de pères trans ayant fait leur parcours en France, ainsi que de Laurence Hérault, chercheuse en sciences sociales à l’Université d’Aix-Marseille.

Jonas Ben Ahmed au 46e Deauville American Film Festival (04/09/2020)
à Deauville. (Photo par Foc Kan/WireImage)

Un autre point abordé dans la note d’intention est celui du choix de Jonas Ben-Ahmed pour interpréter un personnage cis. Jonas Ben-Ahmed est un acteur trans, révélé par son rôle dans Plus Belle La Vie lorsque le soap a abordé la transidentité à travers son personnage d’Antoine. Dans A Good Man, Jonas Ben-Ahmed interprète Niels, caissier au supermarché le jour, barman le soir. Il est présent dans trois scènes et a quelques lignes de dialogues. Sa présence dans l’intrigue n’est pas prépondérante, et c’est dommage parce que je pense qu’il était possible qu’il soit plus présent dans la vie de Benjamin et Aude.

La réalisatrice a fait ce film avec de bonnes intentions en tête, souhaitant donner de la visibilité à ces familles transparentales, mais est-ce suffisant ?

Je n’arrive pas à avoir un avis tranché sur ce film d’un côté ou de l’autre. Le choix d’une actrice cis, malgré toutes les explications, me dérange toujours. Le maquillage, la barbe et les effets spéciaux sur la voix ne m’ont pas convaincu. J’ai pu ignorer ces éléments pendant la majeure partie du film, mais je ne pense pas qu’ils permettent aux personnes trans de s’identifier. Ce choix nuit à l’authenticité de l’histoire et du personnage comme j’ai pu le remarquer dans les premiers retours de personnes cisgenres sur ce film. Ce choix d’une actrice cis crée la confusion.

Dans les critiques que j’ai lues et écoutées, les personnes cis ne savent plus quels pronoms utiliser, pour le personnage, pour l’actrice, pour les flashbacks où on voit Benjamin pré-transition. Et c’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle nous, militant·e·s trans, nous opposons au choix d’un·e acteur·ice cis pour interpréter un rôle trans. Le documentaire Identités trans : au-delà de l’image (2020) de Sam Feder vous en dira beaucoup plus encore sur les représentations trans et l’importance du choix d’un·e acteur·ice trans.

J’ai apprécié plusieurs moments du film, notamment les scènes où Benjamin est clairement enceint car ce ne sont pas des images que l’ont voit d’habitude au cinéma. J’en suis ressorti avec le sentiment d’avoir passé un bon moment tout de même, et pour moi, les points positifs l’emportent sur les points négatifs. Je pense pouvoir recommander ce film aux personnes trans sans avoir à les avertir de quelconques scènes dérangeantes. Ce qui est assez rare pour le noter.

Je note positivement que le film n’a pas consacré de scène à faire de la pédagogie sur la transidentité. Ces scènes sont clairement destinées à un public cisgenre, et lorsqu’elles sont présentes dans un film, donnent l’impression que le public trans n’a pas été pris en compte. Le film, basées sur des faits réels, n’est pas plus dramatique que la réalité. Les scènes de violences transphobes (qui ne sont jamais physiques) n’ont pas pour but de créer de l’empathie envers Benjamin. Contrairement à beaucoup de films sur la transidentité, ce n’est ni une histoire de coming-out ni une histoire de transition.

Ma critique est personnelle, motivée par le besoin d’écrire après avoir vu trop de critiques d’hommes cisgenres énervés sans réels arguments. Mon avis est le mien et j’invite les personnes qui l’ont vu à me contacter pour en discuter car j’aimerais beaucoup avoir d’autres avis de personnes concernées (trans ou proches).

(critique mise à jour en septembre 2021)