Les critères du regard cis 1 à 1 (3/20)

Il semblerait que l’on soit parti-e sur un rythme de “un mois = un critère” pour ce décorticage du regard cis. Ce mois-ci, je vous propose donc de regarder le troisième critère de la liste, à savoir : “le personnage trans’ fait face à une remarque qui souligne le fait que nous n’aurions jamais pu deviner qu’iel était trans”. Comme pour les deux premiers, je vous renvoie ici vers la lecture du blog de Nissa Mitchell1 pour mieux comprendre le contexte dans lequel elle a pensé celui-ci. 

Ce troisième critère rejoint, à mon sens, le précédent (“le personnage est félicité pour son passing”) et nous conduit à penser le paradoxe du passing qui entoure l’existence des personnes trans’. En effet, nous avons vu avec le critère précédent que si l’on veut être respecté-es dans notre identité, si l’on veut être considéré-es comme toute autre personne, il faut faire un effort2 . Cette pression met non seulement de côté les parcours non-binaires et / ou non-médicalisés, mais elle est en plus dissonante de l’injonction de ce troisième critère : lorsque l’on passe, que l’on n’est pas visiblement trans’, il faudrait alors l’annoncer afin de ne pas tromper les personnes cis

Il faudrait sans cesse avoir un passing parfait pour ne pas choquer dans la rue et pour être légitime dans l’affirmation de notre identité mais en même temps il faudrait énoncer clairement que nous sommes trans’ auprès de chaque personne que nous rencontrons car sinon nous devenons des menteur-euses. Pourtant, lorsque vous croisez un-e inconnu-e dans la rue, vous lui assignez un genre en vous basant sur des éléments de son apparence. Cette supposition que vous faîtes est la vôtre. Si vous vous êtes trompé-es, l’erreur est la vôtre et non celle de la personne en face. Il n’y a donc pas eu de mensonge de la part de cet-te inconnu-e. Iel n’est pas responsable de ce que vous présumez de son genre ou de son sexe. 

Le mensonge c’est de s’auto persuader que l’on peut assigner une identité de genre à une personne en se basant uniquement sur son physique et son expression de genre

Avec de telles règles du jeu, les personnes trans’ ne peuvent pas gagner, et c’est précisément le propos de Julia Serano lorsqu’elle aborde le traitement médiatique des femmes trans’ dans son Manifeste d’une Femme trans. Selon elle “Cette tactique qui amène les femmes trans à perdre à tous les coups n’est qu’une réminiscence des archétypes […] issus de la culture pop. […] les médias veillent à ce que les femmes trans – qu’elles soient féminines ou masculines, qu’elles “passent” ou non – soient invariablement perçues comme “fausses”” (p.49). 

Au cinéma, lorsqu’une personne s’étonne de ne pas avoir eu connaissance de la transidentité d’une autre, elle perpétue le message selon lequel elle aurait un droit légitime sur cette information. Une personne trans’ n’aurait pas de droit sur son identité : celle-ci doit appartenir aux autres, au public. Quand ce “droit” du public n’est pas respecté, la narration mène nécessairement vers le motif récurrent de la révélation

En effet, si la transidentité d’un personnage n’est pas connue par toustes dès le début, vous pouvez être quasi sûr-e de cocher le critère avant le générique final. C’est pour cette raison que Sam Feder a appelé son documentaire sur les représentations trans’ au cinéma Disclosure. Il s’agit en effet d’un terme que l’on pourrait traduire par “révélation” et c’est l’un des schémas narratifs les plus utilisés dans le cadre des représentations de personnages trans’. 

Par ailleurs, ce critère peut permettre d’expliquer en grande partie la disparité quantitative des représentations entre les femmes trans’ et les hommes trans’ au cinéma. En effet, comme l’écrit à nouveau Julia Serano, “les médias ont tendance à s’intéresser assez peu aux hommes trans parce qu’ils ne réussissent pas à les transformer en sujets à sensation de la même façon qu’ils y parviennent avec les femmes trans” (p. 46). On l’a déjà évoqué dans l’article sur le deuxième critère mais la révélation intervient souvent dans un cadre sexuel et à travers l’exposition des organes génitaux. Le cinéma provoque les réactions du public en exploitant la fétichisation et l’hypersexualisation préexistante pour les corps de femmes trans’. 

L’objectif d’une révélation au cinéma est uniquement de créer une tension dramatique et de placer cet élément à son sommet afin de créer le choc. Elle ne permet pas au personnage trans’ de s’épanouir dans son genre. Il s’agit de faire rire ou de créer un hoquet de surprise collectif. Il s’agit de légitimer la réaction du personnage cis qui fait la découverte et qui se sent trahi. 

Le cinéma joue toujours un rôle social. Il est à la fois la photographie d’une société et une source d’inspiration pour celle-ci car il nourrit l’imaginaire collectif. C’est en cela que la répétition de ce critère est un danger pour les personnes trans’. En posant la révélation comme la norme, il dépossède les personnes trans’ de leur droit à dévoiler, ou non, leur transidentité. En ne faisant pas son coming-out, la personne s’expose au risque d’être découverte ; en le faisant, elle s’expose à l’incertitude de la réaction. 

Alors comment faire si vous souhaitez affirmer la transidentité d’un personnage sans en faire un moment de révélation ? Ne faîtes pas de ce moment un nœud dramatique dans le déroulement de la narration ; mettez le personnage trans’ et ses sentiments au centre, pas le personnage qui reçoit l’information ; ne montrez pas d’organes génitaux, ceux-ci ne veulent rien dire en terme d’identité de genre ; ne faîtes pas dire à l’autre personnage “j’aurais jamais deviné”, ce n’est pas un compliment. Et faites appel à un-e consultant-e !

Notes

1. https://transsubstantiation.com/the-cis-gaze-6c151f9374ca

2. https://representrans.fr/2021/02/15/les-criteres-du-regard-cis-1-a-1-2-20/

Au-delà des images, que retenir de Disclosure (2020)

Disclosure est un documentaire réalisé par Sam Feder et diffusé en 2020 sur Netflix. Le film est constitué de témoignages de personnes trans qui s’expriment sur la représentation trans à Hollywood, entrecoupés d’extraits de films et de séries. À partir de ce contexte spécifique américain, le film met en lumière un grand nombre de points très importants concernant la représentation trans en général.

Premièrement, les personnages trans (au sens large) existent depuis que le cinéma existe. La représentation de ces dernières années n’est pas une grande première mais s’inscrit dans une continuité. Une continuité malheureusement néfaste pour les personnes trans.

Le film évoque ensuite rapidement l’apport des représentations trans aux personnes qui témoignent : il a été clé pour elles de se voir à l’écran. Nombre d’entre elles apprécient des films et personnages considérés comme problématiques aujourd’hui : car c’était les premiers qu’elles voyaient, les seuls qui existaient à l’époque.

Toutes parlent de cette dualité à apprécier des œuvres qui, d’une part, leur ont fait comprendre qu’elles n’étaient pas seules ou leur ont donné du travail quand elles en avaient besoin, et qui, d’autre part, ont souvent été préjudiciables à la vision que les personnes cis ont des personnes trans.

Ensuite, le documentaire aborde les représentations elles-mêmes. Elles sont pour la majorité négative : si le personnage trans n’est pas simplement là pour faire rire, il est alors soit coupable, soit victime. Quand il est là pour faire rire, les blagues sont extrêment violentes : on voit des hommes cis qui vomissent à l’idée de faire l’amour avec une femme trans. Quand la femme trans est coupable, elle est tueuse en série, psychopathe. Quand elle est victime (presque toujours d’un crime transphobe), elle est morte, et souvent travailleuse du sexe. Et lorsque le sujet de la transidentité est abordé dans les dialogues par les autres personnages, souvent au-dessus du corps sans vie d’une femme trans, le respect est absent des mots utilisés.

Disclosure relève également un phénomène récurrent : les rôles de personnages trans les plus connus sont joués par des personnes cis qui remportent des prix pour ces interprétations.

En effet, de nombreux hommes cis ont interprété des femmes trans à l’écran et par la suite ont affiché des barbes fournies lors de remises de prix au cours desquelles ils étaient récompensés. Jen Richards, actrice, explique dans le documentaire à quel point ces rôles trans joués par des hommes cis nourrissent la violence à l’encontre des femmes trans.

Un rôle trans interprété par un·e acteur·ice trans permet aux spectateur·ice·s de ressentir pour l’acteur·ice trans la même compassion qu’iel ressent pour le personnage. Or, en voyant un acteur cis avec sa barbe bien fournie, le·a spectateur·ice est renvoyé·e au jeu, à la performance de l’acteur. Le raccourci est rapide et simple pour elleux : les femmes trans ne sont que des hommes déguisés, qui performent la féminité mais qui ne sont pas des femmes.

Les représentations des hommes trans, plus récentes et bien moins nombreuses, ont moins souffert de ce phénomène : seule Hilary Swank a été récompensée pour son rôle de Brandon dans Boys Don’t Cry. Cependant, le problème reste le même : lorsque la·e spectateur·ice apprend que l’actrice qui a interprété un homme trans est cis, alors le raccourci est le même, simplement inverse. Le genre resterait une performance est non une identité.

Les violences que subissent les hommes trans sont différentes de celles subies par les femmes trans, qui en plus de subir la transphobie subissent également la misogynie et la transmisogynie. Si les femmes trans ont été victimes de mauvaises représentations depuis le début du cinéma, il est difficile de trouver des représentations d’hommes trans. De nombreux films jouent avec un personnage féminin qui se fait passer pour un homme pour avoir de meilleures conditions de vie, être entendu, être considéré. Mais le personnage finit toujours par “redevenir” une femme pour plaire à l’homme qu’elle désire ou pour simplement avoir une vie vraiment heureuse. Les hommes trans souffrent donc différemment des représentations : l’absence de rôles ne leur permet pas de se reconnaître à l’écran, ni aux autres de connaître leur existence. Or, ce qui n’est pas visible n’est pas inexistant.

Les hommes trans ne sont vraiment présents que depuis le début des années 2000, notamment grâce à The L Word. Mais encore une fois, les représentations sont négatives : la testostérone les fait devenir violents, agressifs, manipulateurs, sexistes. Ces représentations sont en train de changer, notamment grâce à des séries qui incluent des auteur·ice·s trans et des personnages trans récurrents : The L Word : Generation Q et Les Chroniques de San Francisco. Ou encore des séries dont les hommes trans récurrents n’existent pas qu’à travers leur transidentité : Les Nouvelles aventures de Sabrina, The Politician, Titans, Grey’s Anatomy, The OA, Druck, Tales of the City, etc.

Disclosure met en exergue le manque de diversité des représentations, l’absence de personnes trans à la création de ces représentations et l’impact que les représentations peuvent avoir sur les personnes trans comme sur les personnes cis.

Si l’on devait émettre une liste de critères pour une bonne représentation à la suite du documentaire, ce serait :

  • Une œuvre créée par des personnes trans
  • Une œuvre qui implique des personnes trans dans la production
    Une œuvre qui diversifie les représentations des personnes trans
  • Une œuvre qui représente les personnes trans positivement
  • Une œuvre qui inclut les personnes trans dans son public cible

Pour autant, la qualité des représentations n’est pas l’objectif ultime du combat pour une meilleure représentation. Disclosure se conclut ainsi : « Having positive representation can only succeed in changing the conditions of life for trans people when it is part of a much broader movement for social change. Changing representation is not the goal, it’s just the means to an end. » Susan Stryker

Les représentations positives sont clés pour faire changer les mentalités, mais si un changement plus large de la société n’est pas en œuvre alors elles n’auront pas d’effets concrets sur les vies des personnes trans comme l’accès à l’emploi, à la parentalité, à la santé, à la sécurité, à la scolarité, etc.

« Une représentation positive ne peut changer les conditions de vie des personnes trans que si elle s’inscrit dans un changement social plus large. Changer la représentation n’est pas le but. C’est un moyen. »

Susan Stryker (traduction Netflix)