Les critères du regard cis 1 à 1 (1/20)

Dans une série d’articles à venir, je vous propose d’approfondir un à un les vingt critères qui composent l’évaluation du regard cis ! L’idée est d’illustrer ces critères avec des exemples concrets et de discuter de leur pertinence. 

Pour commencer donc, nous allons nous intéresser au premier critère : “le personnage trans’ s’habille ou se maquille”. Comme les quatre suivants, ce critère a été pensé par Nissa Mitchell. Dans son article sur le cis gaze, cette dernière souligne à quel point l’habillement, lorsqu’il n’est pas conforme aux normes de genre, est une source soit de rire soit de pitié pour le public1. Elle rejoint également la pensée de Julia Serano puisqu’elles soulignent toutes les deux “la facsimilation trans” ou “le fait de présenter et décrire les genres transsexuels comme des facsimilés des genres cissexuels2

Concrètement qu’est-ce que ça veut dire tout ça et pourquoi cela devient particulièrement pertinent quand on parle de représentations visuelles des personnes trans’ ? 

Le regard cis préconçoit une idée, une vision des personnes trans’. Dans cette optique, le genre dit “biologique” est mis en opposition avec le genre “construit”. Cette pensée ciscentrée – et évidemment transphobe – nourrit un inconscient collectif dans lequel en tant que personnes trans’, nous nous construisons socialement pour être perçues en tant que le genre auquel nous nous identifions. La notion de construction est centrale et doit être pensée comme une chose péjorative qui repousse les genres des personnes trans’ dans le domaine de l’artifice, du déguisement et du faux.

Cela semble signifier que les producteurs de cinéma, de télévision et de journaux ne se satisfont pas seulement de montrer des femmes trans habillées et maquillées de façon féminine. Ils veulent en plus les voir en train de mettre du rouge à lèvres, d’enfiler une robe et de mettre des talons hauts, donnant ainsi l’impression au public que le genre féminin des femmes trans n’est rien d’autre qu’un masque ou un costume, purement artificiels.
Julia Serano, Manifeste d’une femme trans et autres textes3

On oppose ici un genre qui serait acquis (de naissance, pour les personnes cis), contre un genre qui serait construit (au cours de la vie, pour les personnes trans’). Tout ça, je ne l’invente pas et là encore je ne peux que vous renvoyer à l’écriture de Julia Serano. En effet, on se trouve ici en plein dans ce qu’elle appelle “le cissexisme – c’est-à-dire la tendance à appliquer au genres transsexuels des standards différents de ceux appliqués aux genres cissexuels4

C’est tout bon pour vous ? Ok, parce que c’est vraiment important pour comprendre la pertinence de ce premier critère !

On a beau dire ce qu’on veut à propos des vêtements ou du maquillage qui ne devraient pas être des marqueurs de genre (et c’est bien vrai), il n’en reste pas moins que, socialement et majoritairement, une jupe et des talons hauts par exemple restent identifiés comme des marqueurs de féminité. Dans cette optique, maquiller ou habiller un personnage trans’ à l’écran, ça n’a rien de neutre, sans mauvais jeu de mot. 

Ce que j’ai pu constater de mes visionnages personnels, c’est que la plupart du temps, les scènes d’habillage ou de maquillage des personnes trans’ dans les films font le jeu des stéréotypes de genre. Tous les personnages trans’, comme toutes les personnes trans’, n’ont bien sûr pas pour obligation de détruire à elles seules les normes de genre. Par ailleurs, l’expression de genre la plus en phase avec ce qui est attendu de nous, c’est aussi une garantie supplémentaire (quoique conditionnelle) de sécurité. Cependant les récurrences d’un certain type de représentations devrait nous questionner. 

Pour prendre un exemple très récent, vous avez peut-être vu le documentaire de Sébastien Lifschitz, Petite Fille, diffusé sur Arte5 ? Dans celui-ci, nous pouvons voir à plusieurs reprises Sasha, la petite fille désignée par le titre, qui s’habille. Si cet exemple me semble parlant, c’est parce que les vêtements revêtent une importance particulière pour l’enfant et que les premières secondes du documentaire correspondent à une séance d’essayage dans sa chambre. La miniature du film la représente par ailleurs avec des ailes de fée et on la voit pendant le documentaire essayer un maillot de bain rose ou encore jouer au foot dans son jardin avec des petites chaussures à talon. Attention, mon intention n’est absolument pas de blâmer cette enfant parce qu’elle aime le rose et les talons ! Ce qui me pose question ici c’est ce que le réalisateur du film, un homme cis, et son équipe, décident de montrer d’une personne trans’

À mon sens, l’étalage de gros plans sur les talons et les séances d’essayage à répétition viennent appuyer sur ce point bien spécifique de l’artificialisation du genre. À tant vouloir nous prouver que “mais oui bien sûr que c’est une petite fille ! Regardez comme elle aime les robes, enfin c’est évident, non ?” le film renforce une idée transphobe – et même plus spécifiquement transmisogyne – selon laquelle les filles / femmes trans’ comptent sur des déguisements et surjouent une féminité stéréotypée pour passer6

Performer le genre à travers l’aspect visuel ou le mimétisme est un caractère partagé de toustes ; que l’on soit des enfants, des adolescent-e-s ou des adultes ; que l’on soit cis ou trans’. Pourtant, cet aspect performatif n’est particulièrement épié et critiqué que lorsqu’il intervient dans le processus d’identification et de socialisation d’une personne trans’. On va alors dire de cette enfant qu’elle est influençable, qu’elle ne peut pas juste faire semblant…

Est-ce qu’un film sur une personne cis s’attarderait aussi longtemps sur ces mêmes aspects de mimétisme ? Quand bien même ce serait le cas, la démonstration ne serait pas la même. Ici, en soulignant la manière dont Sasha s’habille, on souligne l’écart avec ce qui est attendu, on souligne la difficulté, on souligne les problèmes que cela peut poser et on souligne la construction, l’artifice, le déguisement (encore une fois il n’est pas anodin de représenter la petite fille déguisée en fée sur la miniature…). 

Ce premier critère est donc intéressant à mon avis car, une fois que l’on dépasse l’énoncé particulièrement simpliste, on trouve derrière des mécanismes bourrés de violences symboliques et sociales. Montrer une scène d’habillage en soi n’a pas de valeur. Ce qui crée cette valeur c’est aussi l’accumulation, la multiplication de ces représentations et pourtant leur manque de diversité. Dans Petite Fille ce sont de multiples essayages de robes et de parures ; dans The Danish Girl7 c’est aussi un essayage de robe qui provoque la révélation du personnage de Lili ; dans Tomboy8 la robe fait office de punition… Le traitement de ces personnages et de leurs habillements confortent des normes ciscentrées et binaires dans lesquelles les multiplicités des identités trans’ et de leurs expressions sont effacées

En remplissant la grille d’analyse, on peut alors décider de ne pas cocher ce premier critère si l’on voit simplement une scène où le personnage enfile un t-shirt au saut du lit par exemple. En revanche, il devient important de noter ces séquences si elles sont récurrentes ou bien si elles agissent comme des moments quasi-magiques de révélation pour le personnage et / ou ses proches. 

Il y a un monde entre rester dans le déni et dire que tous les personnages trans’ n’ont pas pour vocation de révolutionner les représentations, et ne jamais faire l’effort de fournir le moindre personnage qui aille effectivement dans ce sens. L’argument, lorsqu’il est invoqué par un-e n-ième réalisateur-ice cis, peut légitimement nous énerver et nous pousser à répondre : en 120 ans de cinéma et presque autant de représentations de personnages non-cis, combien ont réellement été pensés pour ne pas satisfaire un regard cis ? Si ce critère mérite sa place en tant que premier marqueur du cis gaze au cinéma, c’est bien parce que la manière dont un personnage trans’ exprime son genre à l’écran est définie par les attentes ciscentrées qui pèsent sur les vies des personnes trans’.

 

 
Notes
1. https://transsubstantiation.com/the-cis-gaze-6c151f9374ca
2. SERANO Julia, Manifeste d’une femme trans et autres textes, éditions Cambourakis, 2020, p 118.
3. SERANO Julia, Manifeste d’une femme trans et autres textes, éditions Cambourakis, 2020, p 40.
4. SERANO Julia, Manifeste d’une femme trans et autres textes, éditions Cambourakis, 2020, p 103.
5. LIFSCHITZ Sébastien, Petite Fille, 2020. Pour le voir : https://www.arte.tv/fr/videos/083141-000-A/petite-fille/
6. Le concept de passing pour une personne trans’ correspond au fait de chercher à être perçu-e socialement comme le genre auquel on s’identifie. Il repose sur des stéréotypes binaires et ciscentré et attribue une valeur différente aux genres des personnes cis et trans’. À ce sujet, Julia Serano dit également beaucoup au cours d’une longue sous partie intitulée “l’obsession du passing” : SERANO Julia, Manifeste d’une femme trans et autres textes, éditions Cambourakis, 2020, p 125 à 129.
7. HOOPER Tom, The Danish Girl, 2015.

8. SCIAMMA Céline, Tomboy, 2012.