Représenter les transidentités autrement

Les critères du regard cis 1 à 1 – 4/20

Allez on y va : 4ème mois, 4ème critère du cis gaze. Si (comme moi) vous n’avez pas la liste en tête (et pourtant je l’ai créée…), celui-ci dit : “le personnage trans est travailleur-euse du sexe”. La formulation est inclusive mais cette représentation existe notamment dans le cadre de la médiatisation des femmes trans’ et personnes transféminines. On peut, de manière non exhaustive, citer les personnages trans’ de Pedro Almodovar dans Tout sur ma mère (1999) ; un bon nombre des femmes de la série Pose (2018) ; le personnage principal de Nos Années Folles (2017) ou plus récemment le personnage de Lola, dans Miss (2020), si l’on veut s’intéresser à la France ; la protagoniste d’Hedwig and the Angry Inch (2001) ou encore celles de Tangerine (2015)… 

 

Cette habitude de représentation ne porte donc pas seulement un regard cis sur les transidentités mais bien un regard cissexiste. Pour simplifier à l’extrême la définition du cissexisme, il s’agit d’un système qui se base à la fois sur la domination des personnes cis sur les personnes trans’ mais également sur celle des hommes sur les femmes. Il trouve ses racines dans un système sexiste qui s’assure que “ceux qui sont masculins aient le pouvoir sur celles qui sont féminines” (Julia Serano, p.24)1. Dans un tel schéma, les personnes trans’ représentent une menace car elles remettent en cause la construction binaire et figée de cette pyramide. Si l’on allie le regard cis et le sexisme, on se retrouve donc face à des représentations cissexistes qui véhiculent de la transmisogynie

 

À ce sujet et plus particulièrement sur la représentation des femmes trans’ en tant que travailleuses du sexe, Julia Serano écrit : “Les médias nous hypersexualisent en donnant l’impression que la plupart des femmes trans sont travailleuses du sexe […], en prétendant que nous transitionnons principalement pour des motifs sexuels” (p.27). L’hypersexualisation peut être définie comme le moment où la sexualité “envahit tous les aspects de notre quotidien […] et que les références à la sexualité deviennent omniprésentes dans l’espace public : à la télévision, à la radio, sur internet…2. Ces références à la sexualité se basent sur la conception de celle-ci par un regard dominant : celui des hommes, cisgenres et hétérosexuels. 

 

Nous ne pouvons pas évoquer ce regard sans en revenir au male gaze, théorisé par Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema en 19753. Dans celui-ci, elle écrit notamment “Le regard masculin est déterminant et projette ses fantasmes sur le corps féminin, qui est alors conçu en conséquence”. Si le corps et la sexualité des femmes dans leur ensemble sont des objets de fantasme pour le regard masculin, la parallèle s’applique aux femmes trans’ dont les corps et sexualités sont des objets de fascination pour le regard cis. Cette fascination est aussi celle pour les organes génitaux des personnes trans’, nous y reviendrons lorsque nous aborderons le 9ème critère car il y a, là encore, beaucoup à dire. 

 

La réponse qui est souvent faite lorsque l’on pointe du doigt cette récurrence dans les représentations est qu’il s’agirait d’une représentation réaliste. Les productions dénoncées et leurs défenseur-euses soulignent en effet que de nombreuses femmes trans’ sont, ou ont été, travailleuses du sexe. Je n’ai pas dans l’idée ici de nier qu’en effet, certaines femmes trans’ mènent cette carrière (et j’encourage chaque allié-e qui lira ces lignes à aller soutenir le travail mené par l’association Acceptess-T4 en leur faveur).

 

Cependant, il me semble que plusieurs points sont à noter :

  • ces représentations, dans la manière dont elles sont écrites et filmées, sont souvent un prétexte pour montrer des scènes de grande violence à l’encontre des femmes trans’. Elles ne sont pas mises en place pour montrer leur émancipation ou leur prise de pouvoir par celui-ci. L’héroïne d’Hedwig and the Angry Inch comme celle de Nos Années Folles et Angel dans Pose, ne se tournent vers le travail du sexe que lorsqu’elles entrent dans des phases autodestructrices. Le travail du sexe n’est alors jamais présenté comme un choix consenti et éclairé mais comme une fatalité violente en réaction à une grande précarité matérielle et psychologique. 
  • les films qui mettent en scène des travailleuses du sexe sont également souvent les seuls qui mettent en scène des communautés trans’. En effet, alors que bien souvent les personnages trans’ sont isolés (coucou le 16ème critère), le travail du sexe semble être la seule occasion de montrer à l’écran qu’il en existe quelques autres (Tout sur ma mère, Tangerine). Cela pose question puisque l’on pourrait penser qu’il s’agit dès lors d’une volonté délibérée de cantonner les personnages trans’ à ces représentations
  • dans la réalité, les femmes trans’ sont aussi des actrices (coucou l’annuaire ou l’article sur Coccinelle pour remonter un peu dans le temps), des chanteuses5, des musiciennes (Wendy Carlos par exemple, a “juste” composé les BO de Shining ou encore Orange Mécanique), des chercheuses (là vous pouvez chercher Susan Stryker, Karine Espineira ou Maud-Yeuse Thomas par exemple), des politiques (vous devriez trouver quelques articles sur Marie Cau, première élue française ouvertement trans’)…6 Pourtant, ces parcours professionnels divers sont peu, ou pas, mis en avant

 

Mes conclusions à ces articles sur les critères risquent de devenir redondantes mais encore une fois, le constat reste le même : en représentant fréquemment les personnages de femmes trans’ comme travailleuses du sexe, le cis gaze leur applique une rhétorique à la fois misogyne et transphobe. Celle-ci nie les multiplicités des parcours et renforce les a priori du public cis sur les vies trans’ tout en leur donnant accès à des visions fantasmées et sexualisées

Notes

1. Les références à Julia Serano sont tirées de son livre, traduit en français : Manifeste d’une femme trans et autres textes, Editions Cambourakis, 2020.

2. D’après les définitions du Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel de Rimouski au Québec (CALACS) et du Réseau Québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF)

3. MULVEY Laura, Visual pleasure and narrative cinema, Screen, volume 16, édition 3, 1er octobre 1975 (première édition), p. 6 à 18. Attention, Laura Mulvey conçoit le féminin et le masculin sur un spectre binaire, dyadique et cisnormé.

4. https://www.acceptess-t.com/

5. Transgrrrls, 20 chansons chantées par des femmes trans, 22 août 2018, https://transgrrrls.wordpress.com/2018/08/22/20-chansons-chantees-par-des-femmes-trans/

6.pour plus de modèles trans’ : https://wikitrans.co/modeles/

Pour aller plus loin

  • sur le male gaze : « Male gaze, ce que les hommes voient”, podcast Les couilles sur la table, animé par Victoire TUAILLON, interview d’Iris BREY, consultable sur https://www.youtube.com/watch?v=0oMsFlQk_m4
  • sur le female gaze : “Female gaze, ce que vivent les femmes”, podcast Les couilles sur le table animé par Victoire TUAILLON, interview d’Iris BREY, consultable sur https://www.youtube.com/watch?v=qIbepR7G1tA
  • BREY Iris, Le regard féminin : une révolution à l’écran, Editions de l’Olivier, Collection Les feux, 2020

Attention : le regard mis en avant dans ces podcasts et dans le livre est ciscentré, dyadique et binaire. 

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