Le cis gaze, en bref

L’an dernier, dans le cadre de mon Master en études de genre, littérature et culture, j’ai rédigé un mémoire intitulé “Le cis gaze reflété au cinéma”. En 200 pages, je reviens sur plusieurs années de représentations de personnages trans’, sur grand écran, en m’appuyant sur des exemples précis. Pour faciliter l’accessibilité de ce travail, cet article va revenir rapidement sur le pourquoi du cis gaze, sa définition et ses caractéristiques.

À force de regarder des films centrés sur des personnages trans’, on constate assez rapidement certaines récurrences :

  • les personnages sont tous hormonés ou bien il s’agit de l’enjeu du film ;
  • tout le monde est hétérosexuel ;
  • les trans’ n’ont pas d’ami-e-s trans’ et vivent seulement entouré-e-s de cis qui souffrent de leurs transitions ;
  • les médecins sont omniprésent-e-s ;
  • les personnages détestent leurs corps ;
  • tout le monde est binaire ;
  • tous ces films sont des drames…

Écrire ces histoires et mettre en scène ces récurrences, cela donne une vision restreinte et souvent blessante de ce que sont les transidentités. Ces films découlent d’une vision ciscentrée, elle-même inscrite dans un système cisnormatif, c’est-à-dire qui défini la norme par défaut comme cis. C’est à partir de ce constat qu’il faut penser la notion de cis gaze.

La notion de cis gaze pré-existe à cette recherche, parce que le regard cis, avant d’être un procédé cinématographique et narratif, inconscient ou non, c’est une réalité. C’est le regard quotidien des personnes cis sur nos corps et sur nos vies de personnes trans’.

Définition du cis gaze

Cette notion se base également sur les écrits de Nissa Mitchell, écrivaine et musicienne, et de Julia Serano, chercheuse et militante trans-bi. La première écrit en 2017, dans TransSubstantiation, que « le cis gaze fait référence aux moyens mis en oeuvre pour présenter les personnes trans’ comme si elles existaient uniquement pour satisfaire le voyeurisme des personnes cis et pour les divertir »1. La seconde souligne notamment, dans son Manifeste d’une femme trans, que cette vision tend à naturaliser les identités cis et à artificialiser les identités trans’2.

Enfin, le cis gaze, c’est surtout un amas de fantasmes, ou comme le dit Ray Filar : « la “transition”, le “changement de sexe”, et même dans une certaine mesure le “coming out” sont des fantasmes cis. Ce sont des fantasmes cis qui effacent les processus par lesquels les personnes cis façonnent également leur propre genre »3.

On peut garder à l’esprit le fait que ce regard se trouve dans les arts visuels et la littérature mais n’est pas un regard limité à ces champs. Il est applicable à la société de manière large. Le cis gaze est un regard systémique. Il a une influence réelle sur la manière dont les personnes trans’ ont conscience de leurs corps et de leurs apparences qui sont constamment épiées à travers le cis gaze. En ce sens, les personnes trans’ portent souvent sur elles-même ce que nous pouvons qualifier de cis gaze interiorisé. Le concept abordé ici existe à travers les films parce qu’il existe socialement, porté par une classe de genre dominante. Ce regard cristallise des comportements violents, fétichisants, menaçants et globalement stigmatisants à l’encontre des personnes trans’.

Ce qui résulte de tout ça, c’est notamment une objectification des personnes trans’, qui ne sont pas des sujets pour le cinéma mais des objets maléables et soumis aux personnes qui ont le pouvoir sur l’écriture, la mise en scène, la réalisation et le jeu : les personnes cis. Ces dernières ne réfléchissent pas à l’ordre de domination et perpétuent des stéréotypes, qui eux-mêmes contribuent à l’alimentation d’un cercle vicieux. Le public n’est exposé qu’à un certain type de représentation qui nourrit l’imaginaire. Les créations qui suivent en sont à leur tour alimentées.

Ce qui intéresse le public cis c’est une représentation de la transidentité qui ne défie pas ses propres représentations du genre. Il n’en reste pas moins qu’il y a, derrière l’intérêt pour les figures trans’, un intérêt pour l’altérité. À ce titre, les personnages trans’ doivent représenter une altérité acceptable. Les corps des personnes trans’ sont alors des corps sur lesquels la société cisnormée aurait un droit de regard, lui permettant de définir à la fois des normes binaires et des manières d’être trans’.

Pour terminer je peux vous livrer la définition du cis gaze qui m’a semblée la plus claire :

« Le cis gaze est une notion qui caractérise la manière dont les personnes trans’ sont représentées, au cinéma, afin d’intriguer le public cis et le regard cisnormé tout en ne remettant pas en question l’hégémonie de ce regard et en se conformant à des stéréotypes établis à propos de l’existence tolérée des personnes trans’ dans la société. »

Évaluer la présence du cis gaze dans une oeuvre

De futurs articles me permettront de revenir plus en détails sur les différentes caractéristiques identifiées dans les films comme correspondant à du cis gaze. En attendant, voilà une liste non détaillée de 20 critères permettant d’évaluer la présence du cis gaze dans une oeuvre. Si un film coche au moins trois de ces critères alors il est porteur d’un regard cis sur les transidentités.
Le personnage trans’ :
  1. s’habille / se maquille
  2. est félicité·e car iel rentre dans une norme ciscentrée
  3. fait face à une remarque qui souligne le fait que nous n’aurions jamais pu deviner qu’iel était trans’
  4. est travailleuse·eur du sexe (et ses collègues sont également trans’)
  5. a un comportement de prédateurice / est déloyal·e
  6. est appelé·e par son deadname / mégenré·e volontairement
  7. suit un parcours médical et l’on peut voir ses prises d’hormones et / ou des opérations chirurgicales / esthétiques liées à son parcours de transition
  8. a pour préoccupation centrale ou unique sa transition
  9. voit ses organes génitaux exposés à l’écran et / ou à d’autres personnages sans son consentement
  10. cause la détresse émotionnelle de l’un·e de ses proches
  11. est la victime passive d’une agression
  12. se fait du mal, de quelque manière que ce soit
  13. voit son identité remise en question par un personnage cis
  14. voit son identité validée par une analyse psychiatrique
  15. imite un personnage cis pour performer son genre
  16. n’a aucune interaction avec d’autres personnages trans’
  17. a des relations amoureuses et / ou sexuelles exclusivement hétérosexuelles
  18. se regarde entièrement nu·e dans un miroir
  19. détourne son regard de son propre corps mais reste exposé·e à au moins un autre regard
  20. est joué·e par un·e acteur·ice cis (surtout si son genre n’est pas conforme à celui du personnage)
Ces critères sont purement descriptifs et servent à alimenter une amorce de réflexion. Ils peuvent être pensés le long d’un continuum et sont plus ou moins pertinents selon le contexte. C’est ce que les futurs articles nous permettront de détailler ! D’ici là, n’hésitez pas à les utiliser quand même pour évaluer les films que vous regardez et à nous envoyer vos résultats pour qu’on puisse les comparer avec les nôtres !
 

Pour aller plus loin :

  • lecture des articles complets de Nissa Mitchell et Ray Filar
  • Julia Serano : Manifeste d’une femme trans et autres textes, récemment traduit et publié aux éditions Cambourakis
  • Jeu vidéo interactif de Caelyn Sandell, intitulé Cis gaze : https://inurashii.itch.io/cis-gaze

1. “Sophia Banks, a trans photographer, first brought the phrase to the internet in a tweet on March 22nd, 2014”, MITCHELL Nissa, “The Cis Gaze”, TransSubstantiation, 7 mars 2017, consultable sur https://transsubstantiation.com/the-cis-gaze-6c151f9374ca, traduit par Charlie Fabre

2.SERANO Julia, Whipping girl, a transsexual woman on sexism and the scapegoating of femininity, Seal Press, 2007

3.FILAR Ray, « ”Is it a man or a women ? Transitioning and the cis gaze” by Ray Filar », Verso, 24 septembre 2015, traduit par Charlie Fabre