Représenter les transidentités autrement

Les critères du regard cis 1 à 1 (2/20) 

On poursuit aujourd’hui notre analyse détaillée des critères du regard cis dans l’audiovisuel en nous intéressant au second critère : “le personnage trans’ est félicité-e car iel rentre dans une norme cis centrée”. Comme les quatre premiers, ce critère a été pensé dans un premier temps par Nissa Mitchell et à lui tout seul, il peut faire écho à la deuxième partie de la définition du regard cis qui dit que les représentations trans’ “ne remettent pas en question l’hégémonie de ce regard et [se conforment] à des stéréotypes établis”. 

Dans les faits, il est plus courant qu’un personnage cis s’offusque de ne pas avoir deviné qu’un personnage était trans’ plutôt que de lui adresser des félicitations. Il s’agit d’un schéma de narration courant dans le cadre de la représentation de relations amoureuses dans lesquelles une personne ne révèle pas immédiatement sa transidentité. C’est le cas par exemple dans la saison 2 de la série Les Engagés (2018), à l’amorce de la relation entre Elijah et Hicham ou encore dans le film Port Authority (2019) dans le cadre de la relation entre le personnage principal, Paul, et Wye, interprétée par Leyna Bloom. Dans les deux cas, la réaction de dégoût est montrée comme réprimandable, ce qui était loin d’être le cas dans Ace Ventura (1994) dont les scènes transmisogynes sont tristement connues. 

Ce n’est donc pas la capacité à passer des personnages trans’ qui est félicitée. Celle-ci est au contraire une manière de présenter ces personnages comme déloyaux mais c’est un point que nous aborderons plus tard. 

Ce que les personnes cis apprécient, dans les fictions comme dans le public, c’est lorsqu’elles ont connaissance de la transidentité d’une personne et qu’elles peuvent y apposer un sceau d’approbation conditionné par la normativité de l’apparence de la dite personne. En effet, il est fréquent de voir les médias ou le public cis féliciter un film a posteriori car celui-ci met en scène des personnes trans’ “””normales””” et ne tombe pas dans le piège des “thématiques sociales inhérentes au genre” (coucou les commentaires du public sur la page AlloCiné de Girl). Derrière ces félicitations il y a un remerciement, à demi-mot, “merci, de ne pas être trop queer”… On félicite le personnage qui est conforme car grâce à lui le public n’aura pas à remettre en question ses propres conceptions du genre, il sera conforté. Mettre en scène des personnages cis qui félicitent un personnage trans’ cisnormé et binaire c’est un peu créer un écho sans fin entre la réception du film et son contenu. 

Ce critère conditionne les parcours trans’ que le cinéma accepte de représenter. 

En effet, si dans les films grand public on ne voit pas de personnes trans’ qui ne font pas de transition, de personnes non-binaires, de personnes qui passent leur temps à questionner leur genre, de personnes non-conformes dans le genre ou de personnes dont l’identité et l’expression de genre diffèrent, c’est parce que toutes ces représentations rendraient trop visibles toutes les questions que soulèvent la transidentité à propos de la construction des genres et de la binarité. C’est aussi pour ça que les personnages trans’ gays ou lesbiennes ne trouvent pas leur place sur le grand écran : la cisnormativité se double d’hétéronormativité

En somme, il y aurait d’une part les personnes trans’ respectables, acceptables car invisibles par la manière dont elles se fondent dans la masse cisnormée ; et d’autre part les trop visibles, les pas assez binaires, les queers, celleux qui desservent la cause en remettant en question les normes binaires faites par et pour le confort des cis. 

Ce que je dis là ça ne veut pas dire qu’une personne trans’ / un personnage trans’ sera moins exposé-e à la transphobie en se conformant aux normes binaires et ciscentrées. La transphobie systémique (médicale, familiale, administrative…) se fiche souvent pas mal de savoir si nous sommes les bon-nes ou les mauvais-es trans’. Mais encore une fois c’est à travers la multiplicité et l’invariance des représentations qu’il faut envisager ce critère. Il n’est pas anodin que chaque réalisateur-trice faisant un film qui met en scène une personne trans’ s’auto-perçoive comme le fer de lance qui fera avancer la cause de cette fameuse communauté. Derrière cette phrase toute faite et pleine de bonne volonté, il y a l’idée de normaliser, de lisser, de montrer que les personnes trans’ sont des gens tout à fait comme les autres, tout à fait comme il faut. Et c’est un peu ça le vrai problème ici… Oui, c’est bien gentil de vouloir montrer qu’on est des humains comme les autres mais ce n’est pas en appuyant sur notre invisibilisation et la nécessité de passer pour cis que les choses vont changer

La visibilité de nos identités a toujours été, et reste aujourd’hui, un outil politique. Nous revendiquons notre droit à exister dans l’espace collectif, que ce soit dans la rue ou dans l’imaginaire à travers des médias comme le cinéma. Ce droit à exister c’est un droit à la pluralité de nos expressions de genre, un droit à la pluralité de nos identités aussi. 

Bref, tout ça ne vous avance pas vraiment sur la manière d’utiliser ce critère dans le cadre de vos visionnages. Mais en fait je crois que même pour moi ça reste assez flou (bonjour l’auto-critique). J’ai l’impression qu’il s’agit vraiment d’un critère qui concerne plus la réception du film que la conception / réalisation de celui-ci. Je me demande s’il faut le cocher à partir du moment où un film met en scène un personnage avec un passing dont on sait qu’il correspond à la norme binaire et ciscentrée ou s’il faut vraiment que les félicitations soient explicitées dans le film… Et vous, vous en pensez quoi ? 

Un commentaire sur « Les critères du regard cis 1 à 1 (2/20)  »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *